IUD : Bonjour M. Brochu. Dans un premier temps, pourriez-vous nous dire comment vous évaluez l’évolution récente des politiques en matière de drogues au Québec et au Canada en fait d’incidence sur les consommateurs?
Serge Brochu : Pour donner un aperçu, je dirais que ces politiques ont connu des avancements considérables au cours de la dernière décennie. Le Canada a légalisé le cannabis à des fins médicales en 2001. Par la suite, en 2018, il a été le premier pays de l’OCDE à réglementer le cannabis à des fins récréatives. Dans la même lignée, des programmes de consommation supervisée ont été instaurés et des services d’analyse de substances ont été lancés au cours de la dernière décennie; des initiatives qui n’existaient pas il y a 20 ans.
De plus, des lignes directrices nationales portant sur la prise en charge du trouble lié à l’usage d’opioïdes, émanant de L’Initiative Canadienne de Recherche sur L’Abus de Substances, ont vu le jour en 2018. Nous disposons également d’un Plan d’action interministériel en dépendance et d’une Stratégie nationale 2022-2025 de prévention des surdoses de substances psychoactives, pour ne citer que ces exemples de progrès accomplis. Ainsi, ces dernières années ont été marquées par des avancées notables, tant à l’échelle fédérale qu’à l’échelle provinciale.
IUD : Selon vous, comment perçoit-on les retombées des approches de réduction des méfaits sur la gestion des dépendances, telles que les sites de consommation supervisée? Ces approches ont-elles été bénéfiques?
S. B. : En effet, ces approches ont démontré leur utilité en favorisant une consommation plus sécuritaire. Par exemple, l’analyse de substances permet de connaître leur composition exacte, aidant ainsi les personnes à prendre une décision quant à leur consommation (ou non) de leurs drogues. Quant aux sites de consommation supervisée, ils offrent un accompagnement aux personnes concernées, ce qui favorise des interventions rapides en cas de problèmes. La disponibilité de la naloxone est aussi une approche de réduction des méfaits cruciale pour inverser les effets d’une surdose et sauver des vies. Ces approches sont indispensables, d’autant plus qu’elles contribuent à réduire légèrement la stigmatisation.
Cependant, il est essentiel de souligner que, malgré ces avancées, des défis persistent.
La présence de services facilement identifiables et accessibles a certes permis aux personnes dépendantes de s’en prévaloir davantage, mais à mon avis, ces mesures ne sont pas suffisantes, car nous enregistrons encore 10 décès par semaine au Québec. Le nombre de décès par surdose dépasse même celui lié aux accidents de la route, ce qui est inacceptable.
Les visites aux urgences liées aux surdoses d’opioïdes sont également en hausse, touchant principalement les personnes les plus vulnérables et marginalisées, soulignant malheureusement un risque accru pour ces populations, d’où la nécessité d’une action continue et renforcée.
IUD : Quelles sont les retombées de la légalisation du cannabis sur la prévention et la gestion des problèmes de dépendance et quels enseignements peut-on tirer de cette expérience pour d’autres substances?
S. B. : Comme je l’indiquais précédemment, la légalisation du cannabis a eu une incidence significative sur les usagers. Les règles strictes entourant le cannabis ont contribué à éliminer la menace d’un casier judiciaire pesant sur les consommateurs, libérant ainsi le système pénal de charges qui n’auraient jamais dû le préoccuper.
Un exemple concret de cette évolution est la diminution radicale des infractions liées au cannabis, passant de 220 par 100 000 habitants en 2003 à 33 par 100 000 habitants en 2020.
Bien que des craintes aient persisté quant à une possible augmentation de la consommation, les données démontrent une hausse modérée. En 2018, seulement 14 % des personnes ont déclaré avoir consommé au cours de l’année précédente, passant à 17 % en 2023. Cette augmentation pourrait partiellement s’expliquer par une plus grande franchise dans la déclaration de la consommation. Quant aux jeunes, la préoccupation était également présente. En 2000, 41 % des jeunes déclaraient avoir consommé au cours de l’année précédente, chiffre réduit à 23 % en 2013 avant même la réglementation, et se maintenant à 17 % en 2019.
Au-delà des statistiques, l’aspect le plus notable de cette réglementation réside probablement dans le début d’un processus de normalisation des relations avec les usagers de cannabis, une dynamique qui était inatteignable sous le régime de la prohibition.
IUD : Comment les politiques actuelles abordent-elles les drogues illicites et les nouvelles substances psychoactives et quelles sont les lacunes en matière de prévention et de traitement?
S. B. : Le Canada persiste dans une approche répressive, bien que l’on puisse arguer qu’il existe une certaine décriminalisation de facto. Cependant, en 2021, il y avait encore plus de 26 000 infractions rapportées par la police pour possession simple de l’ensemble des drogues, excluant le cannabis, illustrant un régime toujours marqué par la répression. Actuellement, on enregistre plus de 2 000 décès en 2023, principalement dus au fentanyl, mais également liés à des stimulants, dont la possession est considérée comme criminelle. Cela crée une politique que je qualifierais de « schizophrène ».
D’un côté, les politiques de réduction des méfaits cherchent à promouvoir une consommation plus sécuritaire. De l’autre, les politiques pénales positionnent l’usager comme un risque pour la société.
J’ai eu l’occasion de faire partie d’un groupe d’experts canadiens réunis par la ministre de la Santé du Canada. Parmi nos recommandations, l’une d’entre elles était de mettre fin aux sanctions pénales pour la possession simple, d’éliminer toute mesure coercitive liée à cette possession et d’établir un seuil fondé sur des présomptions d’innocence, reflétant les habitudes d’achat des consommateurs, y compris ceux dépendants. Nous avons également recommandé que les casiers judiciaires provenant d’infractions antérieures pour possession simple soient entièrement expurgés.
Cependant, selon moi, le problème majeur en matière de prévention et de traitement réside dans la criminalisation des usagers ou le potentiel de criminalisation, qui entrave l’accès libre et volontaire au traitement par la crainte d’arrestation, d’étiquetage ou de dénonciation. Il est également crucial de souligner que la disponibilité du traitement ou des services de prévention ainsi que leur accessibilité varient considérablement d’une région à l’autre, créant des disparités importantes dans les services requis et offerts.
IUD : Pouvez-vous nous expliquer la différence entre la légalisation et la décriminalisation des drogues et nous dire comment ces approches influencent la dynamique sociale, la santé publique et la prise en charge des personnes dépendantes?
S. B. : D’abord, parlons de la décriminalisation avec ses avantages et ses limites, puis nous aborderons la réglementation de la légalisation.
La décriminalisation signifie que le comportement demeure interdit, mais il perd son caractère criminel. Il peut y avoir des sanctions administratives, mais dans les pays ayant décriminalisé les drogues, ces sanctions sont souvent moins sévères. L’avantage principal est que cela élimine la crainte d’arrestation et de casier judiciaire, ainsi que les conséquences qui y sont associées telles que la difficulté de contracter un prêt, de souscrire une assurance ou de trouver un emploi. Cela change la perception de l’usager, lui retirant le statut de criminel, réduisant ainsi la stigmatisation et facilitant l’accès aux services de santé.
Cependant, il existe des limites, notamment le maintien de certaines mesures coercitives envers les usagers, comme des amendes ou des travaux communautaires. Il peut aussi y avoir un exercice discrétionnaire du pouvoir par les agents pénaux. De plus, la décriminalisation peut souvent être limitée à de petites quantités, créant des zones grises autour de ce qui est considéré comme acceptable ou sécuritaire. En Colombie-Britannique, par exemple, on observe actuellement des seuils très bas.
En ce qui concerne la légalisation, cette approche ramène sous le contrôle de la loi toutes les activités liées aux drogues qui étaient précédemment illégales. Cela comprend la production, la vente, l’achat, la possession et la consommation de drogues. Bien que certaines infractions puissent subsister, comme on le voit avec le cannabis, elles sont beaucoup plus rares. Les principaux objectifs de la légalisation sont de limiter les méfaits sur la santé en assurant un accès adéquat aux substances contrôlées, de réduire le marché clandestin et les violences qui y sont liées, ainsi que de déstigmatiser l’usage de drogues et les usagers qui font ce choix.
IUD : En terminant, quelles recommandations auriez-vous pour améliorer les politiques en matière de drogues afin de renforcer le soutien aux personnes dépendantes et quels changements pourraient avoir le plus de retombées positives?
S. B. : À court terme, je reprendrais les deux recommandations mentionnées dans une lettre ouverte adressée au premier ministre, cosignée par l’Institut universitaire sur les dépendances, l’Association des intervenants en dépendance du Québec et une cinquantaine d’autres associations. La première recommandation est la suivante : décriminaliser immédiatement la possession de drogue partout au Canada et éliminer toutes les sanctions pénales ainsi que les peines liées à la consommation de drogue, en consultation avec les personnes qui en font usage. Cette dernière partie de la recommandation est particulièrement cruciale.
La deuxième recommandation propose de mettre en place des mesures concrètes pour faciliter l’accès, à bas seuil, à un approvisionnement sécuritaire à l’échelle nationale. Cependant, je considère que la décriminalisation devrait être perçue comme une étape vers une éventuelle légalisation et réglementation de toutes les substances. Entre-temps, il est essentiel d’amorcer des réflexions et des discussions en plaçant les usagers au premier plan de ces conversations. Leur implication active est un aspect crucial de cette démarche.