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L’inclusion du savoir expérientiel au sein d’une équipe de recherche sur les substances psychoactives

Au fil des années, la recherche sur les substances psychoactives a connu une transformation notable, passant des modèles traditionnels centrés sur les aspects biomédicaux à des approches plus intégrées et inclusives. Aujourd’hui, l’inclusion des personnes ayant un savoir expérientiel est reconnue comme un élément essentiel pour enrichir les projets de recherche. Cette intégration contribue non seulement à une meilleure compréhension des réalités vécues par les personnes concernées, mais aussi à l’amélioration des interventions et des politiques de santé publique.  

Entrevue avec
Isabelle Boisvert

Responsable des partenariats « par et pour »
Initiative canadienne de recherche sur les impacts des substances psychoactives (ICRIS)

IUD : Bonjour Mme Boisvert. Dans un premier temps, pouvez-vous nous parler de votre rôle en tant que responsable des partenariats « par et pour » à l’ICRIS et de ce que cela implique concrètement?

Isabelle Boisvert : Mon rôle est assez multidimensionnel et a évolué au cours des quatre années que j’ai passées à l’ICRIS. Au départ, j’étais principalement chargée de la liaison communautaire, ce qui impliquait la création de partenariats avec des organismes du Grand Montréal qui viennent en aide aux personnes qui consomment des substances psychoactives. Ces partenariats avaient un double objectif : d’une part, développer des collaborations pour mieux comprendre les besoins et les réalités de cette population ainsi que faire le pont entre les organismes communautaires et la recherche; d’autre part, recruter des participantes ou participants potentiels pour des projets de recherche portant sur les personnes qui s’injectent des drogues.

Ce volet recrutement est toujours une part importante de mon travail aujourd’hui. Je collabore, entre autres, à l’évaluation et au développement de stratégies de recrutement pour les populations marginalisées, plus particulièrement les personnes qui s’injectent des drogues. J’ai notamment mis en place des cliniques mobiles où les entrevues de recherche sont réalisées directement dans les locaux des organismes partenaires, plutôt qu’au centre de recherche. Cette approche, combinée à d’autres stratégies comme le recrutement de rue, a permis de faire participer un plus grand nombre de personnes aux projets, en particulier celles qui sont les plus vulnérables. Le succès de ces stratégies m’a même permis de présenter mes résultats à des conférences nationales et internationales, dont une au Portugal, en avril 2024.

Au-delà du recrutement, je m’assure également que la voix des personnes concernées, ayant un vécu lié aux substances psychoactives, est intégrée dans les initiatives du réseau de recherche de l’ICRIS.

Cela implique, entre autres, l’organisation de groupes de discussion et de comités consultatifs de personnes avec savoir expérientiel, la collaboration sur divers articles scientifiques ainsi que l’organisation d’événements artistiques « par et pour » à l’intention de cette population.

IUD : Pourquoi est-il crucial d’inclure des personnes ayant un savoir expérientiel dans les équipes de recherche permanentes, au-delà de leur participation aux projets de recherche?

I. B. : Tout d’abord, cela permet un engagement plus profond et durable des personnes concernées dans le processus de recherche. En effet, contrairement à une participation ponctuelle à un groupe de discussion ou à une étude, un engagement à long terme permet aux personnes avec un savoir expérientiel d’affiner leur compréhension des objectifs de la recherche et d’apporter une contribution plus riche et nuancée, basée sur leur vécu et leur expertise unique, qui est complémentaire à celle de l’équipe de recherche.

De plus, une participation à long terme permet de tirer parti des connaissances et des perspectives des personnes concernées tout au long du processus de recherche, et pas seulement au stade de la collecte des données.

Elles peuvent ainsi contribuer à l’élaboration des questions de recherche, à l’interprétation et à la communication des résultats, etc. Cela permet de veiller à ce que la recherche soit menée de manière respectueuse et pertinente pour les populations concernées, et que les résultats soient réellement utiles et applicables.

Enfin, la participation des personnes ayant vécu des expériences avec les substances psychoactives au sein des équipes de recherche permanentes contribue à briser les barrières entre les chercheurs et les populations qu’ils étudient. Cela favorise la confiance et la collaboration, et permet de créer un environnement de recherche plus inclusif et équitable. 

IUD : Quels sont les principaux avantages et les défis rencontrés lorsque des personnes avec un savoir expérientiel collaborent directement avec des chercheur.e.s et des clinicien.ne.s?

I. B. : Au cours des quatre dernières années, mon expérience à l’ICRIS a été marquée par une évolution considérable, malgré une entrée initiale relativement intimidante dans le domaine de la recherche. Bien que l’on m’ait recrutée principalement pour mon savoir expérientiel, le milieu de la recherche, avec ses dynamiques, ses protocoles et son jargon scientifique, m’était entièrement nouveau. Assister à des réunions avec des chercheurs de renom et des équipes de recherche bien établies a parfois été déconcertant. J’ai eu de la difficulté à trouver ma place et à exprimer mes opinions par crainte de le faire inadéquatement et de froisser les interlocuteurs.

Heureusement, j’ai été accueillie par des équipes qui m’ont soutenue et encouragée à partager mon point de vue. Les chercheurs m’ont souvent sollicitée directement pour obtenir mon avis, ce qui a raffermi ma confiance et m’a permis de m’intégrer pleinement dans l’équipe.

Néanmoins, j’ai vécu des moments de malaise, notamment lors de la lecture de protocoles de recherche ou de révision d’articles où certaines suggestions issues de mon expérience semblaient contredire les perspectives médicales, ce qui m’a poussée à trouver un équilibre délicat entre diplomatie et critique constructive.

Les avantages de l’inclusion de personnes avec un savoir expérientiel dans les projets de recherche sont considérables. Leur perspective unique permet de repérer des aspects de la recherche qui peuvent ne pas être adaptés aux réalités des populations concernées, enrichissant ainsi la pertinence et l’efficacité des projets. Cependant, les défis comprennent la gestion des dynamiques de pouvoir et la création d’un environnement propice à l’expression ouverte des idées et des critiques constructives.

IUD : Pouvez-vous nous donner un exemple où l’inclusion des personnes avec un savoir expérientiel a eu une incidence considérable sur un projet de recherche ou d’intervention?

I. B. : Absolument. Un exemple concret concerne les stratégies de recrutement que j’ai mises en place pour la Cohorte HEPCO, un projet de recherche longitudinal pour des personnes qui s’injectent des substances psychoactives. Ces stratégies, que nous avons déployées à partir de février 2021, ont permis de recruter 46 % de nos nouveaux participants. Un résultat remarquable, car ces stratégies ne sont mises en œuvre que de 2 à 5 jours par mois, contrairement aux stratégies traditionnelles qui impliquent 19 jours d’activité de recherche par mois. Ainsi, nous avons pu atteindre un pourcentage significatif de nouveaux participants.

Un autre exemple date du début de mon mandat en juin 2020, en pleine pandémie. À cette époque, nous avions un projet dont l’objectif consistait à réaliser 125 entrevues en 15 semaines avec des personnes qui consomment. Avant mon embauche, l’équipe avait réussi à mener 100 entrevues en 6 mois, et ce, malgré les contraintes imposées par la COVID-19. Les stratégies que j’ai mises en place ont permis d’augmenter le taux d’entrevues de manière importante, réalisant presque 12 fois plus d’entrevues par semaine qu’auparavant.

Grâce à mon savoir expérientiel, j’ai identifié rapidement les raisons pour lesquelles certaines des méthodes existantes devaient être adaptées et proposé des solutions gagnantes.

Mon expérience m’a aussi permis de me rapprocher des personnes ayant des vécus similaires au mien, facilitant ainsi leur participation aux projets de recherche. Ces exemples montrent clairement les retombées positives et l’efficacité de l’inclusion des personnes avec un savoir expérientiel dans les équipes de recherche.

IUD : En terminant, quels sont vos espoirs pour l’avenir de la recherche sur les substances psychoactives et pour le rôle des personnes ayant ce vécu expérientiel?

I. B. : Mon espoir est que tous les projets de recherche axés sur des personnes qui consomment incluent systématiquement les personnes concernées. Il est essentiel que chaque équipe de recherche ait un poste permanent réservé à ces personnes, car leur expérience enrichit considérablement les projets en combinant théorie et savoir expérientiel.

Cette inclusion devrait être continue, et non sporadique, pour maximiser les bénéfices pour la recherche et les populations concernées.

Les formations nécessaires devraient être fournies aux personnes concernées afin de bien les outiller à faire partie intégrante de l’équipe de recherche. Des formations devraient aussi être offertes aux équipes de recherche afin de faciliter l’intégration d’une personne avec savoir expérientiel au sein de l’équipe.

De plus, il est crucial de rendre ces occasions plus visibles et accessibles. Beaucoup de personnes ayant un savoir expérientiel ne sont pas au courant que leur expérience peut être valorisée en recherche. Les équipes de recherche doivent donc diffuser largement leurs offres d’emploi et sensibiliser le public sur ces possibilités. Cela permettra d’attirer davantage de personnes qualifiées et d’améliorer la diversité des perspectives au sein des équipes de recherche.

Enfin, il est important de diversifier et d’augmenter le nombre de personnes avec un savoir expérientiel dans le milieu de la recherche. Actuellement, il y a peu de personnes dans ce rôle au Québec, et il est essentiel de représenter pleinement les différentes réalités des personnes concernées. En recrutant et en informant de manière proactive les communautés, nous pouvons enrichir la recherche et nous assurer qu’elle reflète fidèlement les expériences de tous ceux et celles qu’elle vise à aider.

Entrevue réalisée par Geneviève Fortin, agente d’information et de transfert de connaissances, IUD