IUD : Bonjour Mme Archambault. Dans un premier temps, pourriez-vous nous expliquer brièvement ce que sont les déterminants sociaux de la santé?
Léonie Archambault : Les déterminants sociaux de la santé sont des caractéristiques sociales ou économiques qui vont exercer une influence sur la santé des personnes. Nous pourrions penser par exemple aux revenus, à l’éducation, à l’emploi et au logement. En fait, les personnes n’ont pas toutes les mêmes chances en ce qui concerne les conditions socioéconomiques dans lesquelles elles vont naître et vivre. Certaines personnes ou certains groupes sont particulièrement désavantagés. Et ces désavantages vont se répercuter sur leurs enjeux de santé, c’est-à-dire que cela va engendrer des inégalités sociales de santé.
De plus, les déterminants sociaux de la santé interagissent entre eux pour engendrer des inégalités supplémentaires. Pour donner un exemple très simple, le fait d’avoir un faible revenu va influer négativement sur la stabilité résidentielle et la sécurité alimentaire. Ces désavantages peuvent entraîner des répercussions sur la santé physique ou mentale des personnes.
IUD : Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amenée à vous intéresser particulièrement aux déterminants sociaux de la santé dans vos recherches, et en quoi cette préoccupation influence votre travail?
L. A. : Dans tous les projets que j’ai réalisés jusqu’à maintenant et qui abordaient les troubles liés à l’usage des opioïdes, même lorsque je ne m’intéressais pas particulièrement à la question, les gens finissaient toujours par évoquer les déterminants sociaux de la santé. Nous nous concentrons souvent sur des sujets très précis comme la douleur chronique, la santé mentale, l’accès aux soins et tout cela.
Mais spontanément, les personnes mentionnaient que ce serait plus facile si elles n’étaient pas en situation de pauvreté, si elles avaient des ressources financières ou si elles n’étaient pas constamment obligées de se battre contre les inégalités sociales.
Le fait que ces questions finissent toujours par surgir de manière spontanée montre à quel point elles sont incontournables. Cette récurrence m’a poussée à comprendre que les déterminants sociaux de la santé sont un thème central et omniprésent dans la vie de ces personnes. C’est donc devenu une préoccupation essentielle dans mon travail, car il est clair que ces facteurs jouent un rôle crucial dans les trajectoires de santé et les expériences de rétablissement des individus.
IUD : Comment les déterminants sociaux de la santé influencent-ils la trajectoire des personnes en lien avec l’usage de substances?
L. A. : D’abord, il faut dire que plusieurs facteurs peuvent influencer les trajectoires d’usage de substances. Les déterminants sociaux de la santé font partie de ces facteurs. Ils peuvent jouer un rôle pour certaines personnes, mais il y a également d’autres facteurs à considérer, tels que les aspects biologiques et psychologiques. Dans le cas précis des troubles liés à l’usage des opioïdes, on observe souvent une fonction d’automédication visant à soulager la souffrance physique ou psychologique. Cette souffrance est souvent, au moins partiellement, le résultat d’inégalités sociales de santé telles que des expériences négatives durant l’enfance ou des situations de marginalisation socioéconomique.
Par exemple, les personnes occupant des emplois précaires ou manuels, plus susceptibles de subir des blessures professionnelles et ayant des filets sociaux moins solides, peuvent se retrouver confrontées à la douleur chronique sans disposer de ressources suffisantes pour y remédier . De même, les individus ayant vécu des traumatismes ou de la violence dans leur enfance peuvent avoir du mal à accéder aux services de santé mentale. Dans ces situations, les opioïdes peuvent devenir une stratégie d’adaptation accessible pour répondre à ces besoins, malgré leurs conséquences potentiellement négatives.
En amont du développement des troubles liés à l’usage des opioïdes, les inégalités sociales de santé peuvent donc jouer un rôle crucial. En cours de trajectoire, les conséquences négatives de ces troubles, telles que la perte d’emploi ou de logement, peuvent accentuer les désavantages sociaux et les inégalités.
De plus, lorsqu’une personne amorce un processus de rétablissement, elle peut se trouver confrontée à des obstacles supplémentaires en raison du lourd bagage d’inégalités sociales qu’elle transporte.
Ces inégalités peuvent nécessiter une intervention plus intensive pour compenser les injustices et favoriser l’égalité des chances.
IUD : À quel moment les déterminants sociaux de la santé devraient-ils être pris en compte dans l’intervention?
L. A. : La réponse la plus simple serait : le plus tôt possible! Au Québec, nous bénéficions d’un filet social relativement solide et d’une volonté affirmée de réduire les inégalités sociales de santé, incarnée notamment par notre système de soins de santé universel et des programmes de soutien aux revenus. Cependant, malgré ces mesures, des groupes de personnes continuent à faire face à des inégalités en matière de ressources financières, d’accès à l’éducation et de soins de santé.
Ces inégalités sont souvent un terreau fertile pour le développement de problèmes liés à l’usage de substances, car parfois, l’usage de substances devient la seule stratégie d’adaptation accessible pour ces individus. En termes de prévention, la société a des choix politiques à faire pour réduire la pauvreté, améliorer la littératie en santé et garantir l’accès équitable aux soins et aux services sociaux.
Lorsqu’une personne se tourne vers des services en dépendance, elle peut souvent porter un lourd fardeau d’inégalités sociales, exacerbant ainsi les effets néfastes de son trouble d’usage de substances et renforçant les inégalités sociales déjà présentes. Cependant, il importe de reconnaître que cette personne pourrait nécessiter des services beaucoup plus intensifs que quelqu’un dont le capital de rétablissement est plus robuste.
Le concept de « capital de rétablissement », mis de l’avant notamment dans les travaux de ma collègue Myriam Beaulieu, fait référence à l’ensemble des ressources disponibles pour soutenir le processus de rétablissement, allant du capital financier et matériel aux compétences individuelles, en passant par l’état de santé physique et mentale, ainsi que par le soutien social et familial. En ayant une meilleure compréhension des ressources qui favorisent le rétablissement, le capital de rétablissement vient compléter de manière significative le cadre des déterminants sociaux de la santé.
IUD : Avez-vous des exemples d’initiatives ou de programmes où les déterminants sociaux de la santé ont été pris en compte tout au long de la trajectoire, comme vous le décrivez précédemment?
L. A. : Il est difficile de trouver un programme qui prend en compte les déterminants sociaux de la santé tout au long de la trajectoire de vie, mais un exemple pertinent est celui de Logis Phare, une ressource d’appartements supervisés à loyer modique pour de jeunes familles dont au moins un des parents est sous traitement pour le trouble lié aux opioïdes. Ce programme offre un soutien intensif aux locataires avec des intervenant.e.s sur place, des activités proposées et une multitude de ressources offertes. Pendant leur séjour, les résidents bénéficient d’un accompagnement visant à réduire les inégalités sociales, que ce soit par le soutien alimentaire, l’aide au développement des compétences parentales ou l’accès à des services juridiques et de santé. Cela contribue à renforcer leur capital de rétablissement, mais il est important de noter que les personnes ayant moins de ressources initialement nécessitent souvent un soutien plus prolongé pour surmonter les conséquences des inégalités sociales subies tout au long de leur parcours.
Avec l’équipe de recherche de Michel Perreault, nous avons réalisé plusieurs volets d’évaluation de cette ressource. Nos résultats (article soumis pour publication) montrent que les personnes détenant un capital de rétablissement plus important peuvent bénéficier de ce soutien comme d’un tremplin vers l’autonomie, tandis que celles avec moins de ressources nécessitent un soutien intensif sur une période plus longue. Pour ces dernières, la fin du séjour à Logis Phare peut être abrupte, car les gains obtenus peuvent être éphémères une fois que le soutien est retiré. Ainsi, il est crucial de reconnaître que certaines familles ont besoin d’un soutien intensif et prolongé pour compenser les effets des inégalités sociales tout au long de leur vie.
IUD : En terminant, pourriez-vous nous dire quelles sont les prochaines étapes de vos recherches et comment celles-ci aborderont-elles les déterminants sociaux de la santé pour améliorer la compréhension et le soutien des personnes présentant un trouble d’usage de substances?
L. A. : Personnellement, j’aime beaucoup l’idée de travailler en collaboration avec des programmes où les interventions sont destinées aux jeunes familles et aux parents. Actuellement, nous commençons un projet de recherche grâce à l’Équipe de soutien clinique et organisationnel en dépendance et itinérance (ESCODI) et au programme Le Rond-Point. Ce projet vise notamment à soutenir la réduction des méfaits en périnatalité et à outiller les professionnel.le.s de la santé. Pour ce faire, nous allons mobiliser les savoirs expérientiels des parents qui utilisent des substances, car ce sont certainement eux qui sont les mieux placés pour mettre en relief les impacts des déterminants sociaux de la santé sur leur parcours.
Ces parents pourront également proposer des recommandations pour améliorer les pratiques et les politiques publiques. Cela contribuera justement au soutien des personnes présentant un trouble d’usage de substances en prenant en compte les facteurs sociaux qui influencent leur santé et leur bien-être.
Aussi, j’en ai glissé un mot précédemment, mais dans un monde idéal, nous ferions des choix de société beaucoup plus équitables pour réduire les inégalités sociales de santé. Nous pourrions agir beaucoup plus en amont et en prévention afin d’éviter que les personnes ne deviennent ancrées ou enracinées dans des conditions désavantageuses qui s’additionnent et s’influencent mutuellement, nuisant ainsi à leur santé globale et à leur bien-être.
L’objectif principal serait donc d’agir plus tôt pour éviter la reproduction intergénérationnelle des inégalités.