IUD : Bonjour Mme Légaré. Dans un premier temps, pourriez-vous nous expliquer brièvement votre parcours et ce qui vous a amenée à vous spécialiser dans les dépendances comportementales, plus précisément l’utilisation problématique des écrans et des jeux de hasard et d’argent?
Andrée-Anne Légaré : Bien sûr. Je suis psychologue de formation, diplômée de l’Université Laval. Durant mes études, une clinicienne du Centre de réadaptation en dépendance (CRD) a fait une présentation sur les interventions auprès des personnes ayant des problèmes de jeux de hasard et d’argent. J’ai trouvé cette présentation fascinante et j’ai su que c’était ce que je voulais faire. Initialement, mon objectif était de devenir clinicienne, mais en travaillant avec Francine Ferland au CRD de Québec, j’ai commencé à faire de la recherche, ce qui m’a beaucoup intéressée.
Par la suite, j’ai collaboré avec Magali Dufour sur le projet WebAdo, qui visait à développer une évaluation clinique de l’utilisation problématique des écrans. Ce projet a renforcé mon intérêt pour ce domaine, sans compter mon propre intérêt pour les technologies, les jeux vidéo et les réseaux sociaux. En parallèle, je complétais un internat en CRD et j’ai voulu questionner davantage la clientèle sur leur utilisation des écrans. J’ai constaté que ces comportements pouvaient conduire à des symptômes semblables à ceux de la dépendance, ce qui a consolidé mon engagement dans cette voie.
Ainsi, mon parcours s’est construit à l’intersection de la clinique et de la recherche. Ce cheminement, guidé par des rencontres professionnelles et des intérêts personnels, m’a amenée à me spécialiser dans les dépendances comportementales, en particulier l’utilisation problématique des écrans et les jeux de hasard et d’argent.
IUD : Qu’est-ce qui vous a poussée à vous intéresser plus particulièrement aux effets de l’utilisation des écrans sur le sentiment de solitude? Avez-vous observé quelque chose de particulier dans votre pratique ou vos recherches qui a attiré votre attention sur ce sujet?
A.-A. L. : Oui, absolument. Durant la pandémie, alors que je continuais mes interventions cliniques à distance, j’ai remarqué que mes patients, qui n’avaient pas nécessairement des problèmes de dépendance, mais des troubles de santé mentale, évoquaient souvent leur utilisation des réseaux sociaux. Ils décrivaient un phénomène où cette utilisation semblait aggraver leur sentiment d’isolement et de solitude. Cela m’a paru très paradoxal qu’un réseau « social » puisse mener à un tel ressenti. Cette observation m’a poussée à m’intéresser de plus près à la solitude.
En me documentant davantage, j’ai constaté que la solitude est une problématique de santé publique reconnue dans plusieurs pays, notamment au Royaume-Uni où un ministère est dédié à cette question. La solitude chronique a des conséquences physiques et mentales graves, parfois avec une incidence de mortalité supérieure à celle du tabagisme. Au Canada et au Québec, bien que la question commence à être abordée, elle reste moins médiatisée. J’ai également noté que des personnalités comme Catherine Dorion en avaient parlé à l’Assemblée nationale, mais sans grande vague. Avec le vieillissement de la population et l’augmentation du travail à distance, je pense que la solitude chronique risque de devenir encore plus prévalente.
Ainsi, mon intérêt pour l’incidence de l’utilisation des écrans sur la solitude est né de ces observations cliniques et de la prise de conscience des graves conséquences de la solitude. C’est un domaine qui mérite une attention accrue, tant en recherche qu’en intervention clinique.
IUD : Pouvez-vous nous décrire les mécanismes psychologiques qui pourraient expliquer pourquoi une utilisation excessive des écrans peut mener à un sentiment de solitude? Y a-t-il un lien de cause à effet ou est-ce plus complexe?
A.-A. L. : C’est certainement plus complexe que cela. Trouver des liens de causalité en recherche humaine, particulièrement concernant l’utilisation des écrans, est très difficile. Mes travaux incluent plusieurs projets de recensement de la documentation scientifique sur cette thématique, notamment sur les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les jeux de hasard et d’argent en ligne. Pour chaque type d’application, les observations diffèrent.
Par exemple, en ce qui concerne les jeux de hasard et d’argent en ligne, des études suggèrent que la solitude peut mener à une participation accrue à ces jeux. En revanche, pour les réseaux sociaux, les recherches montrent plutôt comment ces plateformes peuvent faire naître un sentiment de solitude. Quant aux jeux vidéo, les études explorent à la fois comment ces jeux peuvent engendrer de l’isolement et comment la solitude peut pousser les gens à s’investir de manière problématique dans ces jeux pour trouver une communauté. Cependant, ces mécanismes restent encore mal compris. Nous sommes aux balbutiements de notre compréhension des processus psychologiques précis en jeu.
Ainsi, bien que nous observions des corrélations entre l’utilisation des écrans et le sentiment de solitude, il est encore prématuré d’identifier des mécanismes psychologiques clairs et précis. La recherche dans ce domaine est encore en cours et nécessite davantage d’investigations pour établir des conclusions définitives.
IUD : Quels sont les types d’utilisation des écrans qui sont les plus à risque d’induire un sentiment de solitude? Y a-t-il des plateformes ou des activités en ligne qui sont particulièrement problématiques?
A.-A. L. : Concernant les jeux de hasard et d’argent en ligne, nous n’avons pas suffisamment de documentation pour établir un lien fort entre cette activité et le sentiment de solitude. Cependant, pour les réseaux sociaux, le lien est beaucoup plus clair. Quelques études expérimentales ont montré que réduire son temps d’exposition aux réseaux sociaux est associé à un sentiment de solitude plus faible, tandis qu’augmenter ce temps est associé à un sentiment de solitude plus fort.
De plus, il a été observé que lorsque des personnes cessent complètement d’utiliser les réseaux sociaux, elles éprouvent initialement un sentiment de solitude plus intense. Cependant, à moyen et à long termes, leur sentiment de solitude s’amoindrit, atteignant des niveaux plus bas qu’avant leur utilisation des réseaux sociaux. Bien que ces études ne soient pas nombreuses, elles suggèrent que les réseaux sociaux sont particulièrement susceptibles d’engendrer un sentiment de solitude. Cela pourrait s’expliquer par divers facteurs, notamment la comparaison sociale, soit le fait que les utilisateurs comparent leur vie à ce qu’ils voient en ligne, souvent de manière défavorable, ce qui peut exacerber leur sentiment d’isolement.
IUD : Existe-t-il des facteurs individuels ou contextuels qui peuvent modeler la relation entre l’utilisation des écrans et la solitude? Par exemple, l’âge, le genre, les traits de personnalité ou les relations sociales?
A.-A. L. : En ce qui concerne les facteurs individuels, la documentation se concentre principalement sur les réseaux sociaux. De manière générale, il semble que le genre féminin soit associé à un impact plus important, mais cela pourrait être dû, en partie, à une plus grande participation des femmes aux études sur les réseaux sociaux. En matière de comportements sur les réseaux sociaux, il existe une distinction entre l’utilisation passive et active. Les personnes qui publient, commentent et aiment des publications ressentent généralement moins de solitude que celles qui se contentent de les consulter de manière passive.
Les gens qui passent beaucoup de temps à faire défiler les contenus ou à suivre des personnes qui ne sont pas leurs amis ressentent souvent plus de solitude. Ce phénomène peut s’expliquer par la comparaison sociale comme je l’expliquais plus tôt, c’est-à-dire le fait que des utilisateurs se comparent à des images idéalisées d’autres personnes s’amusant ou étant bien entourées. Cette utilisation passive ne favorise pas le contact social; c’est plutôt un moyen de passer le temps. En fait, l’utilisation passive ne permet pas de se sentir en relation avec l’autre; l’absence d’interaction peut aiguiser leur sentiment de solitude. Ainsi, l’utilisation passive des réseaux sociaux, par rapport à une utilisation active, est un facteur contextuel important qui influence le sentiment de solitude.
IUD : Pour conclure, quels sont vos futurs projets de recherche dans ce domaine? Souhaitez-vous explorer de nouvelles pistes ou approfondir certains aspects déjà étudiés?
A.-A. L. : Certainement. Nous manquons de données spécifiques sur les Québécois, et je m’intéresse particulièrement aux jeunes adultes âgés de 18 à 30 ans. Cette tranche d’âge, ayant grandi avec les réseaux sociaux, est paradoxalement celle qui est la plus touchée par ce que l’on appelle « l’épidémie de solitude ». Bien que les personnes âgées soient également vulnérables, ce sont les jeunes adultes qui rapportent le plus un sentiment de solitude, malgré leurs nombreuses occasions de socialisation.
Je souhaite explorer pourquoi cette population est particulièrement sensible à la solitude et déterminer quelles activités génèrent plus particulièrement ce sentiment. Il est aussi essentiel de comprendre comment ces jeunes expliquent eux-mêmes leur solitude. Actuellement, nous disposons de nombreuses études quantitatives, mais il nous manque des données qualitatives pour approfondir la signification et les effets réels de cette solitude sur les jeunes adultes. Mon objectif est de combler cette lacune et de brosser un tableau plus nuancé et détaillé de ce phénomène.