IUD : Bonjour Mme Gaudreault. Votre parcours vous a amenée à approfondir la question de la motivation, tant celle des personnes que celle des organisations. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduite à vous intéresser à ce sujet et pourquoi il est si central dans vos recherches?
Karine Gaudreault : Cette orientation trouve son origine dans ma pratique clinique en tant que travailleuse sociale, principalement dans les services de santé mentale et de traitement des dépendances. J’ai pu observer une dissonance récurrente entre les modalités d’intervention proposées et la disposition réelle des personnes à s’y engager.
Au fil des années, j’ai réalisé une chose fondamentale : même les services les mieux conçus échouent s’ils n’arrivent pas à bien s’arrimer au parcours d’une personne. Tout est une question de rencontre entre ce que nous proposons et où la personne en est vraiment rendue dans sa disponibilité au changement.
Trop souvent, les résistances au changement sont interprétées comme des manifestations de déni plutôt que comme des indicateurs précieux nécessitant une adaptation des approches, un travail sur la prédisposition au changement.
Cette réalité clinique a motivé mon virage vers la recherche. Comprendre les mécanismes motivationnels permet d’élaborer des interventions mieux calibrées, évitant ainsi l’écueil des mesures coercitives ou contre-productives. Cette perspective systémique – selon laquelle la motivation apparaît comme une variable interventionnelle plutôt qu’individuelle – structure désormais mes travaux.
IUD : Comment le concept de contrôle dans les interventions influence-t-il la motivation des individus, et quelles solutions de rechange proposez-vous pour favoriser un changement durable?
K. G. : Je constate que le contrôle intervient généralement en dernier recours, quand les autres approches semblent échouer. Il peut servir de mesure temporaire, certes, notamment pour faire une pause nécessaire ou arrêter un comportement, mais il faut éviter d’en faire notre principal mode d’intervention. À long terme, le contrôle pur et simple échoue systématiquement, puisque les personnes contournent les restrictions ou s’éloignent complètement du système censé les aider. Nous perdons alors toute occasion de les accompagner réellement.
C’est précisément ce qui m’a conduite à privilégier des méthodes comme l’entretien motivationnel. Au lieu d’imposer des solutions toutes faites, je pars de ce qui compte vraiment pour la personne. Qu’est-ce qui donne du sens à sa vie? Quels sont ses objectifs profonds? Comment nos services peuvent-ils l’aider à les atteindre?
Cette approche s’enracine dans une conviction que je partage avec mes collègues, à savoir que chaque personne porte en elle une aspiration au mieux-être. Notre rôle consiste à l’aider à préciser cette aspiration et à identifier les moyens d’y parvenir. C’est sur ce terrain de collaboration sincère que naissent les transformations durables.
IUD : En quoi la motivation est-elle un enjeu non seulement pour les personnes aidées, mais aussi pour le personnel d’intervention et les organisations? Quels sont les défis propres à la motivation au sein des organisations?
K. G. : Les organisations font face aux mêmes défis motivationnels que les individus. Je constate que même les meilleures pratiques s’implantent difficilement lorsque les équipes ne perçoivent pas leur utilité concrète.
Certaines croyances, comme l’idée que « nous ne pouvons agir que sur nous-mêmes » ou que « tant que la personne n’aura pas atteint le fond du baril », deviennent des freins au changement invisibles mais puissants.
Je travaille actuellement avec plusieurs équipes pour transformer ces résistances en leviers. Nous identifions ensemble comment adapter les innovations aux réalités du terrain, tout en nous appuyant sur les agents de changement naturels au sein des équipes. L’objectif est toujours de susciter une adhésion authentique plutôt que d’imposer des directives.
Ce parallèle entre transformation individuelle et transformation organisationnelle me passionne. Dans les deux cas, le changement durable naît d’un alignement entre les valeurs existantes et les nouvelles approches. Les résistances signalent simplement des besoins d’accompagnement non comblés, et notre travail consiste à les comprendre pour mettre au point, ensemble, des solutions pertinentes.
IUD : Vous travaillez actuellement sur un projet utilisant l’intelligence artificielle pour analyser les entretiens motivationnels. Pouvez-vous nous en dire plus? Comment l’IA peut-elle contribuer à améliorer les interventions et quels sont les défis éthiques ou techniques auxquels vous êtes confrontée?
K. G. : En effet, je mène actuellement un projet de recherche avec des collègues en France où nous utilisons l’intelligence artificielle pour analyser des entretiens motivationnels. Nous entraînons ces outils à reconnaître des éléments clés comme la qualité des questions et les reflets réalisés par les intervenants, leur façon de reformuler les résistances ou leur capacité à orienter vers les bénéfices au changement.
Dans ma pratique, je vois comment cette technologie pourrait révolutionner notre façon de travailler. Imaginez un intervenant qui souhaite obtenir du coaching sur ses interventions et qui reçoit une rétroaction immédiate sur sa pratique, telle que : « L’analyse de l’arrimage de vos micro-expressions et du vocabulaire utilisé révèle un niveau d’empathie élevé. Vous avez identifié plusieurs freins au changement avec la personne, mais vous pourriez explorer davantage les ressources personnelles. » Nous pourrions ainsi affiner nos compétences en temps réel, tout en conservant la sensibilité humaine indispensable.
Cependant, je reste attentive aux enjeux éthiques. Nous avons établi des protocoles stricts pour anonymiser les données. Nous veillons à ce que l’IA reste un outil d’aide à la décision, et jamais un substitut au jugement clinique. Mon équipe et moi croyons fermement que la technologie doit servir l’humain, et non l’inverse.
IUD : En quoi l’approche motivationnelle représente-t-elle un changement de paradigme pour le personnel d’intervention, et quels sont les principaux obstacles à son adoption? Comment travaillez-vous pour surmonter ces obstacles dans vos projets de recherche et d’implantation?
K. G. : Cette approche bouleverse effectivement nos façons traditionnelles d’intervenir. Dans ma pratique, j’observe que les intervenants sont souvent formés à analyser les problèmes et à proposer des solutions. Nous avons appris à creuser ce qui ne va pas et à communiquer de l’information en pensant que cela suffirait à provoquer le changement.
Pourtant, mon expérience montre qu’une autre voie existe. Plutôt que de nous concentrer sur les freins, nous obtenons de meilleurs résultats en aidant les personnes à clarifier ce qui compte vraiment pour elles. Cela demande une grande humilité de notre part, car pour devenir des facilitateurs de changement, nous devons résister à notre réflexe naturel de vouloir « réparer ».
Dans l’implantation, je rencontre trois obstacles majeurs. Premièrement, le manque de formation continue, car l’entretien motivationnel nécessite un apprentissage soutenu et des supervisions régulières. Deuxièmement, nos systèmes évaluent trop rarement la qualité réelle des échanges cliniques. Et troisièmement, nous exigeons des intervenants qu’ils modifient leur posture sans toujours leur fournir les outils concrets pour y parvenir. C’est précisément pourquoi mes projets accordent une place centrale à l’accompagnement pratique et à l’analyse des cas réels.
IUD : Pour conclure, pourriez-vous nous dire quelles sont vos priorités de recherche sur la motivation pour les prochaines années? Y a-t-il des domaines ou des questions que vous aimeriez explorer davantage, notamment en ce qui concerne les politiques publiques ou les nouvelles technologies?
K. G. : Mes priorités de recherche s’articulent autour de trois axes principaux. Tout d’abord, je souhaite continuer à explorer l’entretien motivationnel pour affiner nos méthodes d’accompagnement et comprendre comment faciliter son adoption sur le terrain. Les défis d’implantation m’intéressent particulièrement, car nous connaissons les bonnes pratiques, mais je veux cerner ce qui permet réellement aux équipes de se les approprier dans leur quotidien.
Je compte également approfondir l’intégration des nouvelles technologies dans nos interventions. Contrairement aux craintes fréquentes dans notre domaine, je crois fermement que des outils comme l’IA peuvent devenir de précieux alliés pour soutenir le travail humain. Nous voyons des cas de réussite dans d’autres secteurs, et mon objectif est d’adapter ces innovations à nos réalités psychosociales.
Enfin, je souhaite contribuer à faire évoluer les politiques publiques pour qu’elles soutiennent davantage ces approches centrées sur la motivation et l’humain. La recherche doit servir de pont entre les avancées scientifiques et leur application concrète dans les services offerts à la population.